Les marchés financiers jouent un rôle de plus en plus important dans le financement du secteur privé africain. Leur récente montée en puissance est indéniable – malgré le coup d’arrêt porté par la crise de 2008 : flux de capitaux multipliés par six en 10 ans, ouverture de places boursières, introduction en bourse de sociétés publiques et privées, etc. Pour poursuivre le développement de ces marchés, il est essentiel de libérer l’épargne africaine – retenue captive par des actifs de faible rendement et par l’absence d’offre de qualité – et de savoir mieux capter les flux d’investissement de portefeuille.
Par Cyrille Nkontchou, fondateur et directeur associé, Enko Capital Management LLP
Cyrille Nkontchou a fondé Enko Capital Management LLP, une société de gestion d’actifs basée à Johannesburg et à Londres ; il en est aujourd’hui le directeur associé. Il est également le fondateur et le président exécutif de LiquidAfrica Holdings Limited. Ayant débuté sa carrière en France en tant que consultant chez Andersen Consulting (devenu, depuis, Accenture), il a travaillé par la suite à Londres pour Merrill Lynch. Il est titulaire d’un diplôme d’économie de l’Institut d’Études Politiques de Paris et d’un MBA de la Harvard Business School
Les flux de capitaux privés en Afrique subsaharienne ont été multipliés par six au cours de la première décennie du XXIe siècle. L’investissement direct a été dominé par de grandes multinationales étrangères, se dirigeant en priorité dans l’exploitation des ressources du continent. Plus récemment, les marchés financiers africains sont devenus une source majeure de financement.
De 2007 à 2009, en effet, 10 milliards de dollars de capital ont été levés sur les places boursières africaines ; bon nombre de nouveaux émetteurs – comme le Gabon et le Ghana – ont émis avec succès des obligations souveraines sur le marché international. Les marchés financiers jouent donc un rôle de plus en plus important dans l’apport de capitaux au secteur privé subsaharien – et plus particulièrement dans les secteurs des services financiers et des télécommunications. Ils jouent également un rôle crucial pour l’épargne locale – en proposant des opportunités d’investissement alternatives – comme en atteste l’exemple du Nigéria, où l’épargne locale a été drainée par les marchés financiers et a permis d’assurer en grande partie la recapitalisation du secteur bancaire. Cependant, en dépit de ces récents succès, le manque de données précises entrave le développement des marchés financiers africains, empêchant les gouvernements et les institutions de développement de mettre en œuvre les politiques qui seraient les plus adéquates.
Montée en puissance des marchés financiers
Au début des années 1990, il y avait une douzaine de places boursières en Afrique. Actuellement, il en existe plus de 23 – dont deux bourses régionales. Plus des deux tiers des pays africains sont couverts par une bourse locale ou régionale. Avec moins de 2000 entreprises cotées sur les marchés africains1, le nombre de sociétés ayant financé leur croissance grâce aux marchés financiers reste relativement réduit. Cependant, au cours des trois dernières années, de plus en plus d’entreprises africaines ont été cotées en bourse. Entre 2007 et 2009, plus de 10 milliards de dollars de capital ont été levés sur 18 places boursières, essentiellement grâce à l’admission en bourse de 170 nouvelles entreprises. La capitalisation boursière des 10 plus grands marchés est passée de 222 milliards de dollars à plus de 700 milliards de dollars entre 2002 et 2008 – soit un taux de croissance annuel moyen (TCAM) de 18 %. Au Nigéria, la recapitalisation du secteur bancaire entre 2005 et 2008 a attiré plus de quatre milliards de dollars d’investissements nouveaux, provenant essentiellement d’investisseurs locaux. La bonne performance boursière des sociétés nouvellement introduites sur le marché a attiré un nombre encore plus important d’investisseurs dans des sociétés prévoyant une cotation. Plus de huit milliards de dollars ont été levés pour le seul Nigéria, entre 2007 et 2009, dans de tels investissements2.
L’intérêt croissant des investisseurs pour l’acquisition d’actions de sociétés de services publics – telles que KenGen (énergie) et Safaricom (télécommunications) au Kenya – et de banques – Zanaco en Zambie, par exemple – a permis à des États africains de réaliser des gains en se défaisant avec succès de participations importantes dans ces compagnies.
Ils ont également profité de l’intérêt des investisseurs pour les emprunts d’État, ce qui leur a permis d’émettre des obligations sur le marché international. Le gouvernement ghanéen a ainsi émis 750 millions de dollars en obligations d’État, et la République du Gabon est parvenue à émettre sur le marché international une obligation de un milliard de dollars sur 10 ans. De même, le gouvernement des Seychelles a émis une obligation de 230 millions de dollars sur trois ans. Ces flux améliorent indéniablement les capacités de financement et d’investissements publics des gouvernements. La montée en puissance des marchés financiers africains a été favorisée par l’amélioration de la situation macroéconomique de la région, mais aussi par les performances remarquables des marchés d’actions africains pendant cette période. Un des aspects positifs les plus visibles de cette croissance a été la recapitalisation – on l’a vu – du secteur bancaire et du secteur des assurances au Nigéria. D’un autre côté, le secteur a récemment connu des problèmes parce que les banques fraichement recapitalisées ont commencé à massivement accorder des prêts pour financer l’achat d’actions sur un marché survalorisé. L’effondrement du marché mondial en 2008 a clairement mis un frein à l’effervescence des marchés financiers africains. Le nombre de nouvelles émissions a connu une baisse considérable alors que les indices boursiers locaux s’effondraient. Les investisseurs de portefeuille étrangers se sont détournés des marchés africains ; depuis 2009, ils reviennent prudemment, mais uniquement sur les marchés les plus mûrs et les plus liquides – comme ceux d’Afrique du Sud et d’Égypte. La récente introduction en bourse du groupe CFAO3 à Paris indique cependant qu’il existe un regain d’intérêt pour les actifs africains de qualité.
Capter l’épargne africaine bloquée
La montée en puissance des marchés financiers en Afrique subsaharienne au cours de ces dernières années a révélé l’importance du rôle – souvent sous-estimé – des investisseurs africains. Il existe plusieurs sources de financement pouvant alimenter les bourses africaines, dont certaines ne sont pas pleinement exploitées à ce jour : l’épargne individuelle (les Nigérians les plus riches, par exemple) ; les fonds collectés par les investisseurs institutionnels (sociétés d’assurance et fonds de pension) ; les prêts accordés par des banques à leurs clients afin de les aider à investir sur les marchés. La recapitalisation du secteur financier au Nigéria en constitue une bonne illustration. En 2004, le gouverneur de la Banque centrale du Nigéria a décidé de faire passer le niveau minimum de capital requis pour les banques agréées à 250 millions de dollars, à compter de décembre 2005. Cette décision a tout d’abord provoqué un certain scepticisme. Mais les observateurs avaient sous-estimé l’importance de l’épargne locale africaine bloquée dans des produits d’investissements peu rentables du fait du manque d’actifs disponibles sur les marchés financiers africains. De 2005 à 2008, la recapitalisation du secteur bancaire a été réalisée avec succès, en combinant des émissions primaires et secondaires, privées et publiques, principalement sur le marché local – qui furent essentiellement souscrites par des institutions locales et des particuliers du pays. De nombreux investisseurs privés nigérians fortunés ont manifestement rapatrié une partie de leurs investissements offshore afin de participer à cette recapitalisation. Le niveau de sursouscription observé lors de récentes introductions en bourse en Afrique (Tableau 1) donne aussi une idée de l’importance de l’épargne africaine disponible pour des actifs financiers de qualité. Hormis l’immobilier et les titres publics (tels que les bons du Trésor), il apparaît que les investisseurs africains ont très peu d’opportunités d’investissement. De plus, les investisseurs institutionnels locaux tels que les sociétés d’assurance et les fonds de pension n’ont généralement pas le droit d’investir en dehors de leur pays d’origine ou de leur zone monétaire Par conséquent, une large partie de l’épargne adaptée à l’investissement sur les marchés financiers se trouve «piégée». L’intérêt croissant des épargnants africains pour les actifs financiers locaux a été renforcé par les banques locales (au Nigéria, au Kenya et en Zambie), qui ont consenti des prêts personnels pour investir sur le marché boursier.
Attirer les investissements de portefeuille spécialisés dans les marchés émergents
Avant l’effondrement mondial de 2008, les marchés financiers africains – et en particulier les plus développés – ont connu une croissance constante des investissements de portefeuille spécialisés dans les marchés émergents5 (Tableau 2).
L’abondance de liquidités au niveau mondial était effectivement en partie à l’origine des flux de capitaux privés arrivant sur le continent, mais les investisseurs étaient également attirés par la bonne performance macroéconomique de l’Afrique subsaharienne, par un environnement politique globalement plus stable et par la perspective de rendements élevés générés par la hausse du prix des matières premières. À l’exception de l’Afrique du Sud, de l’Égypte et – dans une certaine mesure – du Nigéria, les investissements de portefeuille n’ont pas été une source de financement important sur le marché local d’actions. Ces investissements se sont dirigés plus activement dans les obligations d’État – émises par des pays comme le Gabon, le Ghana, les Seychelles.
Collectivement, les marchés d’actions africains représentent 12 % des marchés émergents mondiaux, mais attirent moins de 2 % des investissements de portefeuille. Une telle disproportion est due pour l’essentiel à la liquidité relativement faible des marchés africains et à la difficulté d’accéder à des données et à des analyses financières de qualité sur un grand nombre de sociétés et d’émetteurs africains. En dépit de leur volatilité, les investissements de portefeuille vers les marchés émergents restent une source potentielle de financement encore largement inexploitée sur les marchés naissants en Afrique.
Appuyer le développement des marchés financiers africains
L’importance des marchés financiers en Afrique et leurs effets sont souvent sous-estimés, quand ils ne sont pas tout simplement ignorés. Les marchés financiers africains ne sont pas toujours bien appréhendés par les gouvernements et les institutions internationales – rendant difficile le développement de politiques appropriées et efficaces. L’absence de données pertinentes et précises et la faiblesse (relative) des acteurs de ces marchés freinent les investissements de portefeuille. Les gouvernements devraient ouvrir la marche en promouvant davantage la vente des actifs d’État par le biais des marchés financiers6. Ils devraient aussi émettre de la dette souveraine qui servirait de références aux emprunts du secteur privé et devraient mettre en place des mesures d’incitation fiscale visant à favoriser l’investissement dans les actifs financiers. Les agences de développement pourraient aussi jouer un rôle essentiel en renforçant les capacités des acteurs déjà présents sur ces marchés, et en réalisant davantage d’investissements et de ventes d’actifs, afin d’en améliorer la liquidité. Une attitude volontariste est nécessaire en matière de création d’actifs financiers – telles que les actions, les obligations d’entreprise, les structures d’investissement collectif – afin d’offrir une palette d’investissements plus large aux épargnants locaux.
1 En comparaison, l’Inde en compte 3500 à elle seule et la Chine environ 1700.
2 Il s’agit d’acquérir des actions d’une société avant que celle-ci soit introduite en bourse. En vendant après l’introduction les parts ainsi acquises, les investisseurs espèrent faire une belle plus-value, le cours ayant été dynamisé par les sursouscriptions
3La Compagnie Française de l’Afrique Occidentale (CFAO), une filiale du groupe Pinault-Printemps-La Redoute, est le chef de fil de la distribution spécialisée en Afrique et dans les collectivités françaises d’Outre-mer.
4 Il s’agit, par exemple, des dépôts à vue, des bons du Trésor à court-terme, etc. Ces produits présentent des niveaux de rendement relativement faibles.